Les deux articles précédents ont donné un aperçu des répercussions provoquées par la statue de l’Arlequin dans la société de l’époque : critiques acerbes , moqueries féroces comme on ne pourrait plus se le permettre, protestations véhémentes, louanges et compliments dithyrambiques. Toutes les couches sociales sont touchées par les reproductions en 30 ou 70 cm. L’Arlequin de plâtre « grandeur nature » est réalisé en marbre en 1883 et enfin, en bronze en 1889, comme l’avait voulu Saint-Marceaux dès le Salon de 1880
L’Arlequin enthousiasme Marie Bashkirtseff
Marie Bashkirtseff (1) s’enflamme pour le plâtre du Salon : « Qu’est-ce que la peinture même la plus belle, la plus grande, quand on a regardé l’Arlequin ? Misère, mièvrerie, tricherie, décadence ! » Elle loue « l’exécution sans rivale », « la haute philosophie », « le chef d’œuvre » ; « c’est la plus haute expression du génie spirituel et satirique » ; « la sublime allégorie frémit, vibre, les muscles tressaillent sous les pièces du costume collant ».
La jeune fille n’est pas choquée comme l’ont été certains critiques par la crudité du sexe en relief et des fesses dessinées au plus près de l’anatomie masculine.
L’Arlequin « la bouche riant de travers, (il) bafoue l’humanité ». Elle défend le personnage de la Comédia del’arte dans son Journal quand il « est débiné » et traité « d’ouvrage d’homme du monde » (Tome 15, page 247, 9 mai 1883) ; elle s’indigne « qu’on le comprenne si mal » (ibidem) ; elle y fait référence pour juger la société : « Que le monde est méprisable et comme l’Arlequin de Saint-Marceaux a raison.
Saint-Marceaux lui-même assure que le monde est une vaste maison d’aliénés… » (Tome 15, page 274, 3 juin 1883). Cette statue et son auteur ont vraiment impressionné Marie et deviennent une référence pour elle.
Tellement qu’elle demande à Saint-Marceaux de guider son apprentissage de la sculpture. Il accepte et suit son travail. Cette relation professionnelle est fort intéressante car Marie note dans son Journal ses réflexions sur les oeuvres de Saint-Marceaux qui évoluent sous ses yeux et sur la personnalité et les idées de son maître d’atelier. Marie Bashkirtseff achète un Arlequin de bronze (2).
L’Arlequin de marbre
Trois ans après son apparition au Salon , l’Arlequin est réalisé en marbre à la demande de madame Pommery, séduite elle aussi par le personnage. Elle a succédé à son époux à la tête d’une prospère et réputée maison de champagne de Reims et peut rémunérer Saint-Marceaux à la hauteur de ce matériau noble mais fragile et coûteux, et délicat à travailler.
Le marbre de Carrare voulu par madame Pommery, dense et lourd, pose une difficulté : la cambrure du dos entraîne la statue vers l’arrière.
Comment maintenir l’équilibre du corps campé sur les deux jambes écartées? Saint-Marceaux invente astucieusement une « cape » à l’arrière qui sert en quelque sorte de « troisième pied » et établit ainsi la stabilité de l’ironique personnage. Cette version paraît au Salon de 1883. Les critiques apprécient : »Ni le plâtre ni le bronze n’ont exprimé la satire mordante et fine qui se dégage de ce marbre » – La Vérité du 1 novembre 1883 – ; » La tête , déjà si vivante, y a gagné comme une étincelle de gaieté et de malice. Bien mieux que dans le plâtre, on voit, par les trous du masque, les yeux pétiller et sourire » – Le Temps du 25 octobre 1883 – article de Paul Mantz – Ce critique regrette même que la statue ne soit pas achetée par l’Etat pour le musée du Luxembourg car, selon lui, Arlequin, symbole italien, est devenu bien parisien.
L’histoire de l’Arlequin dans la famille Pommery
Monsieur Philippe Pommery se souvient :
« Madame Pommery tenait particulièrement à cette oeuvre exceptionnelle. Par testament, elle le légua à un petit-fils Pommery, s’il en naissait un dans le futur. Cette prémonition se réalisa dix-sept ans plus tard mais elle ne l’aura malheureusement pas connu. Louis Alexandre Henri (1907-1978) hérita de ce chef d’oeuvre en même temps qu’il poussa son premier cri. Symbole de l’admiration qu’il avait pour sa grand-mère, Louis Pommery était particulièrement attaché à « son » Arlequin, à tel point qu’il le suivit toute sa vie. Il l’installa dans le hall de la Maison de champagne Pommery en 1941. Supportant mal la présence des nazis sur notre sol, il disait souvent « Son sourire narquois montre le mépris que j’ai pour cette armée d’occupation ». Il ne croyait pas si bien dire. Un jour, l’appariteur vint le prévenir qu’un officier allemand haut gradé demandait à être reçu immédiatement.
Louis Pommery refusa au motif qu’il n’avait pas rendez-vous. L’insistance de l’occupant terrorisa l’appariteur qui insista pour l’introduire. L’entretien fut bref et glacial. L’officier nazi indiqua dans un excellent français qu’il souhaitait acheter cette « magnifique oeuvre d’art ». La réponse fusa sur un ton sec « Monsieur, cette statue m’a été léguée par ma grand-mère alors que je n’étais pas encore né. Je ne m’en séparerai pas ». Après avoir menacé de la confisquer, l’intrus s’est retiré.
Mais peu de temps après cet incident, la bataille fit rage en Belgique et le général eut d’autres préoccupations que de compléter sa collection personnelle par « une prise de guerre » ».
Ce récit marque l’importance symbolique forte que prend ici l’Arlequin, ce personnage de comédie, dans des circonstances sombres qui auraient pu devenir tragiques. Son sourire narquois devient celui que son propriétaire ne peut adresser ouvertement aux occupants honnis. Quelle charge émotionnelle intense portée par le talent de Saint-Marceaux !
L’Arlequin de marbre existe encore
Ce marbre apparaît dans la liste des Arlequin existants, en 1884, sous la plume de madame Alexandre de Saint-Marceaux, biographe de son fils :
» * 1 marbre pour Mme Pommery, 1 bronze pour Mme Sarah-Bernhardt, 1 bronze doré pour Mr Heine, 1 plâtre pour le Dr Pozzi »
Il reparaît ensuite à l’Exposition centennale de l’art français en 1900 (n°1816) avec la mention : » appartient aux enfants de Mme Pommery (3) « . Aujourd’hui, il se trouve toujours dans la famille Pommery, amoureusement conservé.
L’Arlequin de bronze enfin réussi
L’Arlequin, conçu par René de Saint-Marceaux pour paraître au Salon coulé dans le bronze, a manqué son entrée dans le monde artistique en 1880 mais il a plu envers et contre tout. Le charme qui se dégageait de cette statue a été le plus fort. La fonte enfin réussie comme le souhaitait l’artiste, l’exemplaire paraît à l’Exposition universelle de 1889 (n°2140). Elle appartient alors à Mr Dehaynin ( cf Dictionnaire des sculpteurs français au XIX ème siècle, S Lami, 1921).
Peu d’éléments sur ce propriétaire ; fait-il partie du Casino de Vichy où se trouve aujourd’hui cette statue? Avait-il commandé ce personnage pour orner le salon du Casino qui a longtemps porté le nom de « Salon de l’Arlequin »?
Y a-t-il une relation avec les sculptures en bas-relief qui ornent la façade de cet établissement de cures thermales ?
Le bronze a l’avantage d’être solide et celui-ci a permis de retrouver la forme originelle du chapeau à floche du plâtre rémois qui avait été cassé et refait sans aucun rapport avec l’oeuvre originale. L’exposition de 1993 a permis de voir ce plâtre remonté des réserves et adéquatement restauré.
C’est terminé mais pas fini !
J’ ai terminé l’histoire ou plutôt les histoires de cette figure de l’Arlequin, haute en couleurs et chargée de sentiments, portée par René de Saint-Marceaux durant dix ans avant de la réaliser à l’âge de trente-cinq ans. Chaque Arlequin petit ou grand, en terre, bronze ou marbre, peint ou argenté, a traversé mille aventures, à découvrir et retracer le plus fidèlement possible ; je souhaite que nous puissions retrouver à la libre disposition de nos regards celui que Saint-Marceaux a donné au musée de Reims. Cette statue sous son apparence légère de comédie à l’italienne a encore beaucoup d’émotions à nous faire partager.
Lucette Turbet________Présidente de l’Association René de Saint-Marceaux
__Juin 2017
(1) Marie Bashkirtseff, 1858-1884, peintre et sculptrice d’origine ukrainienne; décès causé par la tuberculose à 26 ans ; Journal en français à partir de 12 ans ; production artistique importante mais beaucoup d’œuvres détruites par les nazis à la seconde guerre mondiale. Saint-Marceaux réalise le buste de Marie après sa mort pour son mausolée au cimetière de Passy, buste disparu et non localisé cf Cercle des Amis de MB.
(2) Journal Marie Bashkirtseff, Tome 15, p. 247, Bulletin de liaison du Cercle des Amis de M Bashkirtseff n°42, mars 2013.
(3) Catalogue illustré officiel de l’exposition centennale de l’Art français-1800-1889-Exposition universelle de 1900, document musée des Beaux-Arts de Reims.