Salammbô ou la vipère

Salammbô ou la Vipère ?

        Les ventes des œuvres de René de Saint-Marceaux en 2023 nous ont réservé bien des  surprises.

Jean-Luc Raynaud, l’attentif veilleur des ventes de notre association, signale une tête intitulée « Salammbô » en vente le 15 décembre 2023 au prix de 250-350 €. Vendeur Eric Caudron, Hôtel Drouot. Le plâtre à patine brune comporte des accidents, le socle est en bois peint sans serpent, « Saint-Marceaux, 1884 » est gravé dans la patine. L’œuvre est donc authentique.

Ce buste me rappelle un échange internet avec Olivier Baugnies de Saint-Marceaux (1953-2021) à propos de ce visage dont il doutait : féminin ou masculin ? Correspondait-il vraiment au style de Saint-Marceaux, son aïeul, notamment la « choucroute » des cheveux ? Bref, il hésitait et n’appréciait pas beaucoup.

        Je me souviens aussi en voyant ce buste d’un texte glané au long de mes années de recherche dans divers lieux de documentation et dans d’innombrables lectures. Je le retrouve dans mes notes prises au Musée des Beaux-Arts de Reims sous forme d’un article intitulé « La Vipère » dans le journal Le Temps de février 1876.

« La Vipère, buste de marbre blanc, 1875. Buste exposé au Cercle des Mirlitons.

 La jeune femme que l’artiste nous présente sous cette redoutable appellation n’avait pas besoin du catalogue ni même du serpent de bronze enroulé autour du socle pour nous éclairer sur ses véritables intentions ; la bouche, condamnée à ne jamais sourire, ces lèvres minces, ce nez taillé comme la pointe d’une flèche, ce front bas et déprimé, cette chevelure dont les enlacements font penser à un nid de reptiles, tout révèle la perfidie, la méchanceté, la piqûre et le venin.

On peut aimer ces femmes-là car elles sont souvent charmantes mais il faut les craindre car elles sont toujours dangereuses. »

        Pas de nom d’auteur de l’article

        La description ne laisse aucun doute : La Vipère et Salammbô ne font qu’un, qu’une seule et même statue ! La différence avec le plâtre en vente vient du socle, avec ou sans serpent dont la gueule pointue se dresse devant le bas du visage. Visage qui serait féminin puisque nommé Salammbô, fille d’Hamilcar. Gustave Flaubert a écrit un célèbre roman, paru en 1862, dont Salammbô est l’héroïne. Et le Xe chapitre de ce roman s’intitule « Le serpent » qui se révèle être un « grand python noir », et nous savons que Saint-Marceaux appréciait la lecture.

        Jean-Luc Raynaud a interrogé le vendeur pour savoir d’où provient cette tête en plâtre, accidentée. Non, par indiscrétion mais pour reconstituer l’histoire de cette œuvre, puisque c’est l’objectif de notre association. Réponse : Les vendeurs sont les enfants de celui qui possédait ce buste. « Ils ont toujours connu cette œuvre dans cet état ».

        Comment le propriétaire d’origine a-t-il acquis cette œuvre ? Achat : quand et où ? Don : quand et où ? De quelle région sont les vendeurs ? Pourquoi l’œuvre est-elle appelée « Salammbô » alors que l’article du journal Le Temps de février 1876 la nomme « La Vipère » ? Pourquoi ce changement, quand et pourquoi a-t-il eu lieu ? Les réponses dessineraient l’histoire de cette statue énigmatique.

La statue qui était estimée à 250/350 € s’envole à 27 520 € frais inclus. Cet énorme écart interroge. Qu’est-ce qui justifie ce prix si élevé aux yeux de l’acheteur ?

        En 2014, une autre vente de cette tête en marbre était montée à 6 500 €. Le socle en marbre noir comportait le serpent enroulé, dardant sa gueule vers le visage féminin.

J ’ai rencontré également la même tête dans un musée (lequel ?) dont le cartouche explicatif indiquait « L’inconnu au serpent, René de Saint-Marceaux ».

Cet exemple est typique des difficultés rencontrées pour répertorier les œuvres de Saint-Marceaux. Nous devons absolument les confronter, les comparer, les photographier avec soin et les examiner attentivement pour trouver signature et dates.

La Vipère ou Salammbô a gagné des sommets que seul l’Arlequin avait atteints. Serait-ce un renouveau, un regain d’intérêt des amateurs (fortunés) d’art pour les statues du sculpteur dont nous défendons le talent ? Ce ne serait que justice et ce serait un peu grâce à notre travail, adhérents et adhérentes de l’association, mais bien sur la montée des prix n’est pas notre but premier. Nous devons aller au-delà pour retracer l’histoire de chacune des statues présentées au public.

        Avant de trop nous réjouir, attendons l’issue de cette vente qui semble avoir fait l’objet d’une « folle enchère ». Jean-luc Raynaud a interrogé le vendeur Eric Caudron qui a accepté de lui répondre, et nous le remercions de son attitude coopérative à notre recherche. La « folle enchère » est une enchère qui s’affole et quand les deux amateurs s’arrêtent, celui qui a « gagné » s’aperçoit qu’il est allé trop loin et qu’il ne peut régler la somme atteinte.

Un peu de patience donc avant toute conclusion hâtive…

Lucette Turbet – 02 Fév 2024.

Buste de Félix Faure

Le Buste de Félix Faure par René de Saint-Marceaux    –    marbre, 1895

 

Le Président Félix Faure (1841-1899)

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Elu en 1881 député républicain modéré, il participe comme sous-secrétaire d’état au commerce et aux Colonies à divers ministères, jusqu’en 1895 où il est élu Président de la République avec les voix monarchistes et modérées. Son septennat est marqué par l’affaire Dreyfus ( il est hostile à la révision du procès) et par le renforcement de l’alliance franco-russe ( il accueille Nicolas II à Paris en 1896). Sa mort subite à l’Elysée en 1899 entraîna des troubles politiques assez graves. C’est Emile Loubet, député républicain, sénateur, puis président du Sénat , qui lui succède.

 

 

Le buste en marbre du Président

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A l’arrivée au pouvoir de Félix Faure, Saint-Marceaux reçut une lettre officielle l’informant qu’il était l’artiste choisi pour populariser l’icône présidentielle. Les contacts sont pris et les délais raccourcis au maximum pour satisfaire le Président. L’artiste va travailler pendant deux mois d’arrache-pied, pour obtenir le plâtre puis le marbre. René de Saint-Marceaux raconte au journal
L’Actualité comment il s’est adapté au programme chargé du Président : « Il posait dans le Salon d’Argent à l’Elysée. Je suis allé là-bas sept à huit fois soit le matin à 8 heures, car il est matinal, le Président !, soit aussi l’après-midi mais il était difficile de le garder devant soi longtemps. Malgré toute sa bonne volonté, son désir de faciliter absolument ma tâche, il restait l’homme le plus occupé de la terre et, à chaque instant, il était distrait de notre travail par quelque affaire imprévue ».

Le travail du sculpteur

Pour un buste ordinaire, on compte généralement 40h de travail. Saint-Marceaux n’en a eu que 12h à l’Elysée! Le Président s’est déplacé à l’atelier de l’artiste quatre fois, deux fois pour la terre et deux fois pour les retouches du marbre. Saint-Marceaux dit « Ce fut une vraie fête dans le quartier lorsqu’il descendit de voiture : 300 personnes l’acclamaient. Lui, d’une inlassable amabilité, souriait toujours »

Dans l’atelier, deux metteurs au point se sont relayés nuit et jour pendant deux mois et René de Saint-Marceaux retouchait encore le marbre l’avant-veille de l’ouverture du Salon.
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Destinées de ce buste


Il devait servir de base à de nombreuses reproductions en biscuit faites par la Manufacture de Sèvres (offertes aux ambassades et ministères) puis placé dans l’escalier du Louvre. Le buste en plâtre de Cuy-Saint-Fiacre est un témoignage du travail d’un grand artiste, reconnu comme tel à son époque, qui a donné ce buste à sa petite patrie de cœur.

A Cuy le 12 février 1897 : paragraphe extrait des archives de Cuy-Saint-Fiacre (76).

«  Ce jour-là, le conseil municipal de Cuy-Saint-Fiacre se réunit sous la présidence du maire Mr Charles-Xavier Foulon. L’élection du secrétaire désigne Mr Alexandre Hédouin.

Mr le Maire ouvre la session et fait remarquer au conseil qu’un magnifique buste de Mr le Président de la République orne la salle de la mairie. Ce buste, œuvre de Mr de Saint-Marceaux, sculpteur, est dû à sa générosité à l’égard de son pays d’adoption, Cuy-Saint-Fiacre. Mr le Maire invite le conseil à s’associer à lui pour exprimer à cet homme de génie, ami familier du peuple, ses meilleures sympathies.

Spontanément, l’Assemblée se lève et le regard tourné vers le Chef de l’Etat, elle le salue avec enthousiasme de ces mots : « Vive Félix Faure ! Vive la République ! » puis elle prie Mr le Maire d’être son interprète auprès de Mr de Saint-Marceaux pour le remercier de ce don et l’assurer de sa profonde gratitude. Les cris de « Vive Mr de Saint-Marceaux ! Vive le bienfaiteur de Cuy-Saint-Fiacre ! » retentissent , et le Conseil décide de couronner cette manifestation par une distribution extraordinaire de pain, viande et vin aux Indigents du Bureau de Bienfaisance le dernier dimanche de février. »

A Beauvais, Oise :

Un autre buste de dimensions plus importantes en marbre de Carrare se trouve dans le lycée Félix Faure de Beauvais, Oise, 60, qui l’a reçu dans les années 1950, selon le responsable de l’établissement.

A Versailles en décembre 2019 :

Buste-Félix-Faure-03
Deux de nos adhérentes nous signalent la présence du buste de Félix Faure, sculpté par René de Saint-Marceaux, à l’exposition
« Versailles Revival ».

www.chateauversailles.fr › actualites › expositions › versailles-revival-186…

Du 19 novembre au 15 mars 2020, au sein des salles d’Afrique et de Crimée, se tiendra l’exposition « Versailles Revival » ou comment entre 1867 et 1937, le Château déchaîne les passions autour du Versailles de l’Ancien régime, tandis qu’il fait l’objet d’un grand programme de restauration et de remeublement.

Ce buste appartient aux collections du domaine de Versailles, Félix Faure étant président au moment de la réfection du château, au début du siècle dernier.

René de Saint-Marceaux reçut également la commande du gisant en bronze qui orne la tombe de Félix Faure au cimetière du Père Lachaise, 4e division. Le Président, dont l’action avait rapproché la France et la Russie, est enveloppé dans les deux drapeaux pour symboliser cette alliance qui devait jouer un rôle important durant la 1ère guerre mondiale.

L. Turbet – Décembre 2019.

L’Abbé MIROY – le premier résistant rémois à l’envahisseur date de la guerre de 1870


Il s’appelle Charles Eugène Miroy (1828-1871), prêtre marnais, fusillé par les Prussiens le 12 février 1871

 

Originaire de Mouzon dans les Ardennes, il administre le village de Cuchery dans la montagne de Reims au moment de la déclaration de la guerre avec les Prussiens. Les habitants de Cuchery prennent des positions diverses vis-à-vis de l’ennemi : certains subissent passivement, d’autres collaborent pour essayer de profiter de la situation, d’autres enfin essaient de résister.

L’abbé Miroy a pris ce dernier parti : il pensait que « la qualité de citoyen ne s’efface pas devant l’état de prêtre » ; et quand il faut cacher quelques fusils pour les soustraire à la réquisition prussienne, il propose l’autel de son église. L’opération se fait de nuit, avec quelques amis, discrètement, mais pourtant, le lendemain, l’abbé reçoit une « menace de dénonciation de détention illégale d’armes de guerre ». (Le drame de Cuchery, Henri vidal.)

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L’église de Cuchery, village de la Montagne de Reims

 

Quelques jours s’écoulent, les fusils disparaissent mystérieusement après le vol des clés de l’église. Sur ces entrefaites, un détachement prussien venu pour une nouvelle réquisition essuie, le 6 février 1871, quatre ou cinq coups de feu isolés qui ne tuent ni ne blessent personne mais qui exaspèrent les Prussiens. Ils menacent d’incendier le village si les auteurs des coups de feu ne leur sont pas remis. Les habitants prennent peur et l’abbé est accusé. Par qui ? Il est emmené à Reims, tenu au secret, jugé et fusillé contre le mur du cimetière du Nord. Le maire de Reims, Simon Dauphinot, et l’archevêque Landriot, ne seront informés qu’après l’exécution.

S’il faut en croire le journal La vie à Paris du 6 octobre 1909, le professeur d’allemand de Saint-Marceaux a servi d’interprète pendant le procès de l’abbé Miroy et il rapporte le dialogue suivant:

— C’est vous qui avez caché ces fusils sous l’autel ?
— C’est moi.
— Pourquoi les aviez-vous mis là ?
— Pour les distribuer aux paysans et pour nous en servir pour vous chasser de chez nous si nous l’avions pu !
— Vous n’avez aucun repentir de votre acte criminel ?
— Criminel ? Dites naturel ! J’en suis fier et je recommencerais si j’étais libre !

Le professeur vient voir Saint-Marceaux, alité souffrant de douloureux rhumatismes articulaires, et, écrit le journaliste, « Saint-Marceaux bondit au récit, quoique malade, court à la terre glaise et pétrit pendant que le professeur raconte l’attitude du jeune prêtre ».

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Quand l’exécution du prêtre de Cuchery se répand en ville, l’émotion et l’indignation montent et quelques personnes lancent une souscription pour élever un monument à la mémoire de cette mort injuste, violant l’armistice signé le 29 janvier. Le docteur Adolphe Hanrot propose à Saint-Marceaux de se charger de cette commande.

Rentré à Paris en octobre 1871, l’artiste laisse de côté la figure d’arlequin qu’il avait esquissée et se met à « l’abbé Miroy ».

Terminée en 1872, la statue est admise au Salon, mais, déception !… Thiers, chef du gouvernement, demande à Saint-Marceaux ainsi qu’à quelques autres artistes de renoncer à exposer, pour ne pas irriter les occupants, tout en ayant droit aux récompenses. C’est heureux, car le jeune sculpteur se voit attribuer la médaille de sculpture de 2e classe.

Le monument est inauguré au cimetière du Nord le 17 mai 1873, sans son auteur qui séjourne pour la deuxième fois en Italie. Étaient présents les officiels civils et militaires : conseillers municipaux, officiers, magistrats, les représentants des souscripteurs et les parents de l’abbé Miroy. Le maire, Victor Diancourt, prononça un discours digne et ferme :

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« Sa figure, endormie dans la mort, n’est ni farouche, ni menaçante : elle n’est pas l’image de la colère ; elle n’est pas non plus celle d’une lâche résignation;c’est celle de la protestation du droit et de l’humanité, protestation d’autant plus ferme qu’elle est plus calme, qu’elle ne se dépense pas en menaces et en paroles, et que, sans braver la force triomphante, elle n’abdique pas devant elle… Ce sentiment, qu’un artiste distingué, qu’un enfant de Reims dont nous sommes déjà fiers, a su traduire dans son œuvre, ceux qui en ont eu l’inspiration et l’initiative, le partageaient avec lui… »

 

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La statue couchée en bronze de 2 mètres de long et de 0,80 mètre de large n’est plus sur la tombe de l’Abbé Miroy depuis 2006, pour cause de sécurité. C’est une heureuse initiative si elle ne privait pas la population depuis si longtemps du symbole du cimetière du Nord, petit père Lachaise de Reims.

 

Un hommage municipal au titre des combattants morts pour la France est célébré sur le socle de la tombe.

 

Après l’absence au Salon de 1872, la disparition de 2006 a privé une deuxième fois le public du gisant de Charles Miroy par René de Saint-Marceaux.

 

 

La statue est réapparue en 2014 et 2015-16, le temps d’une exposition au musée des Beaux-Arts de Reims. La voici remisée à nouveau dans les réserves de ce musée.

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Quand les Rémois et Champardennais retrouveront-ils cette œuvre dont la présence est aussi nécessaire à leur mémoire collective que n’importe quel monument de la région ? Ne la  laissons pas enterrer une troisième fois!

 

 

Lucette Turbet
Octobre 2016 modifié février 2017.

 

Bibliographie

Bibliographie manuscrite de René de Saint-Marceaux par sa Mère Mme Alexandre de Saint-Marceaux, document du Musée des Beaux-Arts de Reims, sans date précise ;
— Article du journal L’Indépendant rémois du 18 mai 1873 ;
Le drame de Cuchery, Henri Vidal, 1873, Bibliothèque Carnegie
— Article du journal La vie à Paris du 6 octobre 1909 ;
Souvenirs du Maire de Reims, Simon Dauphinot, 1904,

L’Abbé Miroy – Tragique 12 février 1871


 

Les sources du récit des événements :

Le récit des dernières heures de l’abbé Miroy, curé de Cuchery, est parvenu jusqu’à nous sous la plume d’écrivains-témoins tels Eugène Dupont, le bonnetier chroniqueur de la vie rémoise édité par Jean-Yves Sureau ; Simon Dauphinot, maire de Reims durant l’occupation prussienne de la guerre de 1870 ;  Henri Vidal qui détaille dans son récit « Le drame de Cuchery » tous les dessous mesquins de cette affaire ;  Victor Diancourt, qui écrit les douloureux souvenirs de cette période. Un autre homme a assisté de près le curé de Cuchery au long de son ultime parcours, c’est aussi un abbé, Jules Sacré, l’aumônier de la prison. Il en a fait un récit précis et poignant.

 

Le déroulement du jour fatal :

En ce dimanche 12 février 1871, « dimanche de la Sexagésime », l’abbé Sacré reçoit à minuit l’ordre de se rendre à quatre heures trente du matin à l’Hôtel de Ville de Reims. Le commandant prussien Von Rosenberg-Gruszynski ne précise pas l’objet de cette convocation mais le motif ne peut qu’être grave, certainement une exécution capitale.

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Extrait de la lettre de l’abbé Miroy au Gouverneur militaire de Reims.

A cinq heures trente, l’aumônier de la prison dont le cœur se serre reconnaît l’abbé Miroy dans l’accusé qu’il a en face de lui. Les deux confrères se retrouvent dans une salle pour entendre la condamnation à mort prononcée par le juge. L’abbé Miroy écoute la sentence : il avait vainement tenté de se défendre auprès du gouverneur : voir la lettre ci-contre.

Après un instant  de silence, il s’enquiert du jour et de l’heure de l’exécution : « Aujourd’hui, tout à l’heure ». L’armistice est pourtant signé depuis le 29 janvier mais comment protester devant les armes?

On laisse les deux prêtres seuls dans une pièce étroitement surveillée, l’un écoutant l’autre en confession et le préparant à cet instant capital pour tout individu, celui de sa mort. L’abbé Sacré admire, écrit-il, le sang-froid et la grandeur d’âme de son confrère qui n’ a « ni défaillance, ni larmes, ni plaintes, ni récriminations », pas même un mot contre ses dénonciateurs. Les prières se succèdent ; l’abbé Miroy interrompt leur cours par une simple demande : « parlez-moi plutôt, j’aime mieux cela ».

L’heure du départ approche et « les choses de la conscience étant terminées », le condamné couche ses dernières volontés sur le papier d’une main qui ne tremble pas. Il confie à l’aumônier quelques objets personnels accompagnés de recommandations puis les deux prêtres montent dans un omnibus de ville au milieu d’un imposant cortège de soldats. Les roues font un bruit assourdissant sur les pavés et l’abbé Miroy regrette de ne pouvoir marcher à pied pour pouvoir parler encore.

 

Sur le lieu de l’exécution :

 

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A l’arrivée sur le lieu d’exécution, un mur du cimetière du Nord, l’officier qui commande le peloton militaire demande son nom au condamné puis lui dit d’un ton tremblant qu’il est obligé de faire son devoir. Lui et ses hommes sont catholiques comme l’abbé Miroy, leur hiérarchie les a choisis pour  cette raison et mettre leur obéissance à l’épreuve ;  leurs sentiments religieux répugnent à remplir cette mission :  « Je vous demande pardon de l’acte que je vais accomplir mais le devoir m’oblige ».

L’abbé Charles Miroy les absout à l’avance ; il serre la main de l’officier et dit « Faites ». Un soldat propose un bandeau blanc. Le prêtre hésite puis répond « oui, il ne faut pas d’ostentation ».    

 

Les ordres jaillissent, les fusils claquent et le curé de Cuchery tombe foudroyé par les balles prussiennes.

 

 

 

La force du souvenir :

 

plaque-cimetiere Le corps est inhumé dans une fosse commune devant une foule profondément choquée et révoltée et  qui a forcé l’interdiction de pénétrer dans la nécropole. Un employé du cimetière plante une croix de bois avec une inscription   « Ici repose le corps de l’abbé Miroy … victime de son noble dévouement à la Patrie ».

 

La municipalité rémoise détermina une tombe individuelle, la population champardennaise ouvrit une souscription et le sculpteur René de Saint-Marceaux réalisa un Gisant en bronze dont le réalisme romantique a ému de nombreuses générations depuis 1873.

 

 

 

 

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La tombe de l’abbé Miroy a été constamment fleurie par des anonymes jusqu’en 2006, date de son retrait pour cause de sécurité.   Nous voulons revoir l’effigie de Charles Miroy, curé de Cuchery, pour que les paroles prononcées le 17 mai 1873, jour de l’inauguration du Gisant, par le maire de Reims, Simon Dauphinot, restent vraies « Nos enfants, en contemplant ce bronze funèbre, apprendront à détester la guerre et ceux qui l’infligent à l’humanité ».

 

 

 

 

 

 

La transmission de l’histoire, la transmission de l’émotion,  par la beauté de l’oeuvre  :

Le socle nu est toujours fleuri ! Les mains anonymes honorent le résistant et l’oeuvre de Saint-Marceaux qui a marqué l’art de la sculpture funéraire.

 

Lucette Turbet – 11 février 2017

Merci aux services de documentation et aux personnels qui les gèrent avec compétence et passion à la bibliothèque Carnegie et au musée des Beaux-Arts de Reims.

 


 

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Portrait de l’Abbé Miroy dans l’église de Cuchery (Marne)

 


L’Arlequin de Saint-Marceaux ou la vie mystérieuse d’une statue – 1ère partie


A peine détachées des mains du sculpteur, certaines œuvres semblent poursuivre un destin personnel, inattendu, bizarre, énigmatique.

L’histoire de l’ARLEQUIN de René de Saint-Marceaux est un exemple de ces chemins tortueux que peut prendre une statue indépendamment de la volonté de son concepteur.

Première apparition publique : DÉBAT, SCANDALE !

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1880 – Arlequin plâtre (photo d’époque)

On voit l’Arlequin en public au Salon de 1880.

C’est un plâtre de 1,74 m, dont la blancheur est maculée de produits noirâtres.

– D’où viennent ces traces ?
Ce sont des restes de produits de fonderie.

– Pourquoi ne les a-t-on pas nettoyés ?
Parce qu’on n’a pas eu le temps.

– Mais c’est se moquer du monde !
Une partie des visiteurs du Salon a été scandalisée, en effet.

– Et les autres ?
Ils ont trouvé cette audace révolutionnaire.

– Mais la statue est en plâtre ! Pourquoi n’est-ce pas un bronze puisqu’il sort d’une fonderie ?
Parce que Saint-Marceaux voulait présenter le bronze moulé sur ce plâtre. Il a donc confié son plâtre
____à la maison Thiébaut de Paris qui devait lui livrer une statue en bronze.

– Et alors ?
L’artisan fondeur a recommencé plusieurs fois le moulage et l’a raté ! Saint-Marceaux était furieux et tout
____est retourné au fourneau.

– Pourtant la maison Thiébaut était une des plus renommées à l’époque ! Il était peut-être trop exigeant ?
Oui, mais c’était son caractère : Saint-Marceaux était aussi exigeant avec lui-même qu’avec les autres.

– Exigeant ? Et il montre un essai avorté au public du Salon ?
Saint-Marceaux était excédé par les tentatives de fonte et il a tenté sa chance. Il a bien fait puisque le scandale des puristes du Salon a été balayé par l’engouement
____du grand public et de certains membres du jury. Le personnage bien campé sur ses deux jambes, la batte à la main, le sourire ironique sous le masque a séduit et
____toutes les femmes sont tombées sous le charme. Un critique parle « d’arlequinisme tremens ».

L’avant-Arlequin : comment cette idée est-elle née ?

Après ses études, René de Saint-Marceaux part en Italie, destination de prédilection de tous les artistes, en octobre 1868; il visite quelques villes , s’attache à Florence et rentre début 1869, ébloui par Michel-Ange. « … ce sensitif, ce nerveux, fut violemment impressionné par l’œuvre colossale du Titan dont le génie ne semblait devoir féconder que l’âme d’un Rodin et qui, pourtant, secoua fortement les facultés imaginatives d’un Saint-Marceaux comme d’un Paul Dubois » . C’est Léonce Bénédite, conservateur du musée national du Luxembourg, qui présente ainsi le sculpteur en 1922 dans la préface à l’exposition rétrospective de Saint-Marceaux.

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Auguste Rodin – L’âge d’Airain

L’esquisse

Dès son retour à Paris, le jeune René commence la figure de l’ARLEQUIN « dont l’idée lui était venue à Rome « , selon le témoignage de sa mère.

Selon L. Bénédite, « le sujet classique que lui avait inspiré la Ville Éternelle, était tout simplement un Arlequin… Le choc de l’Italie et des maîtres lui avait donné l’idée d’une fine et nerveuse étude de la vie !  » Et le conservateur du musée du Luxembourg établit un parallèle entre cette idée et celle rapportée également d’Italie par Rodin : L’Age d’Airain .

La statue est bien avancée quand Saint-Marceaux est la proie de douloureuses crises de rhumatismes articulaires. Il laisse son Arlequin, couvert de linges imbibés d’eau, et passe l’hiver 69/70 au lit à Reims, chez ses parents. Puis c’est la déclaration de guerre, l’occupation prussienne, la mort de l’Abbé Miroy – cf. article précédent.

Une parenthèse de dix ans

Soigné, René de Saint-Marceaux peut rentrer à Paris en octobre 71.

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Il essaie de reprendre sa figure d’arlequin mais la glaise humidifiée pendant deux ans s’écroule dès qu’il veut y toucher. On lui propose de faire un monument pour l’Abbé Miroy. Il accepte, exécute un gisant, repart pour Florence, y séjourne deux ans, revient à Paris pour se mettre au Génie gardant le secret de la tombe qu’il avait commencé à Florence mais qui n’a pu faire le voyage de retour. Exposé au Salon de 1879, le Génie… obtient la première médaille de sculpture et la médaille d’honneur de l’ensemble des sections gravure, peinture et sculpture réunies.

La statue de bronze ratée

C’est alors que R. de Saint-Marceaux se remet à la figure de l’Arlequin après cette longue parenthèse d’une dizaine d’années : il veut en faire un bronze fondu à la cire perdue, technique qu’il essaie de retrouver , de sortir de l’oubli où elle est tombée en France. D’autres tâtonnent également dans cette même recherche : Dalou, Barrias, Paul Dubois; comme ces maîtres, Saint-Marceaux expérimente. Mais pour le Salon de 1880, la fonte , recommencée plusieurs fois, a été manquée et c’est le plâtre tel quel, maculé par l’atelier de fonderie, que le sculpteur expose. Quelle révolution! Quel scandale! Montrer au public cet arlequin sale, inachevé! Pourquoi certains critiques qui vont si fort encenser Rodin ne crient-ils pas au génie? Pourquoi ne diront-ils pas que le grand Rodin a suivi les traces de René de Saint-Marceaux? Il ne faut pas être en avance sur les goûts de son époque…

Le plâtre original du Salon 1880

Le fait est que, malgré les circonstances défavorables à l’artiste et à sa statue, l’ARLEQUIN plait tel qu’il se présente et il suscite l’engouement du public ; à quelques réserves près, le jury l’apprécie également.

Il va plaire tellement qu’il sera copié à tour de bras comme le Chanteur florentin du maître et ami champenois Paul Dubois ou la Diane courant d’Alexandre Falguière, compagnon d’apprentissage du jeune René dans l’atelier de François Jouffroy.

L’article suivant sera consacré aux copies en toutes dimensions de ce personnage de la comedia del Arte, au modèle en marbre, pièce unique réalisée à la demande de Mme Veuve Pommery et au bronze original, enfin réussi. A bientôt!

 

Lucette Turbet
présidente de l’association René de Saint-Marceaux

Arlequin ou la vie mystérieuse d’une statue – 2ème partie


L’Arlequin en plâtre présenté par René de Saint-Marceaux au Salon de 1880 a eu un succès retentissant après le scandale du matériau taché et du pantalon trop moulant.

 

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Réduction Arlequin – Décoration maison

 

 

Cette statue plait tellement que chacun veut posséder le regard pétillant, la batte prête à rosser et le sourire railleur de ce personnage du théâtre italien.
Chaque foyer veut sa reproduction en 35 ou 70 cm dans son salon ou sur le buffet de sa salle à manger.

 

 

 

 

arlequin-platre

– Il faut donc réduire le plâtre original qui mesure 1,70 m ?
– Eh oui, mais à partir de 1850, c’est facile avec le pantographe et peu coûteux avec la fonte au sable.

– Alors le sculpteur est d’accord pour reproduire en grande quantité ? Ça doit lui rapporter de l’argent !
– Non, avant 1902, l’œuvre du sculpteur n’est pas protégée, contrairement aux tableaux des peintres ou aux écrits des romanciers ou poètes.

– Ce n’est pas juste !
– En effet, les sculpteurs -et les architectes- ne sont pas considérés comme des artistes des Beaux-Arts mais des artisans des Arts Décoratifs. La loi du 11 mars 1902 sur la propriété artistique et littéraire ajoute simplement ces deux disciplines – sculpture, architecture- au texte de 1793. Et leur protection juridique est assurée!

– Et l’Arlequin de 1880 a pu être protégé des contrefaçons ?
– Après 1902, oui, mais avant 1902, c’était le contrat d’édition avec le fondeur qui s’appliquait; c’était une protection minime qui obligeait les faussaires à détruire leurs exemplaires.

– Et à payer des dommages et intérêts pour réparer l’atteinte à la réputation de l’artiste ? Vu les horreurs qu’ils vendaient !
– Non, c’est pourquoi la loi a été un grand progrès qui a réjouit les statuaires.

 

En 1885, le non-respect du contrat d’édition passe devant le tribunal quand on réussit à intercepter les faux et leurs auteurs. Le rémois Eugène Dupont, ouvrier bonnetier écrivain, rapporte le procès de malfrats dans sa bonne ville : »L’Arlequin est l’objet d’une contrefaçon de la part de trois marchands de plâtre colorié : Bernardini, Giovanni et Pomery (ou -roy), tous trois poursuivis, sont condamnés à l’amende » cf La Vie Rémoise, Jean-Yves Sureau.

 

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Faux Arlequin vendu sur internet en 1995

 

René de Saint-Marceaux, interrogé par Paul Darzac en 1900, disait combien il avait souffert de ces mauvaises copies de son oeuvre : « Mon Arlequin s’est vendu et se vend encore dans la rue, par le monde entier, et je n’en suis pas plus fier pour ça  : car ces surmoulages grattés que vendent les gamins, ce sont d’infâmes imitations. Cette industrie est le vol le plus manifeste, le plus évident, et nous n’y pouvions rien jusqu’à aujourd’hui. » Il souligne la ruse des fraudeurs : « Ces bonshommes-là ont toujours deux moules, dont un chez un ami, pour parer à tout accident. »

La copie en art pose deux problèmes essentiels : celui de la parfaite ressemblance ou identité et celui de la légalité. Ils se posent toujours à notre époque. L’authenticité, elle, ne supporte que l’objet unique. Est authentique ce que produisent les mains de l’artiste; le statuaire peut produire plusieurs « objets » semblables, ils seront et sont authentiques puisqu’ils gardent la marque du geste créateur.

 

 

– Le plâtre est déjà un moulage, alors ?
– Oui, et on peut tirer plusieurs moulages du modèle en argile.

– Et pour l’Arlequin, sait-on s’il y a eu plusieurs plâtres grandeur nature ?
– Nos recherches dans les documents d’époque et le croisement de nombreuses sources nous inclinent à répondre que oui. L’Arlequin du Musée des Beaux-Arts de Reims n’a pas été le seul tiré de la terre originale.

– Où sont les autres ?
– C’est plus difficile de répondre. Peut-être un au musée de Bucarest, un dans la famille de Vendel ou Weindel. Nos demandes, lettres et recherches n’ont pas eu d’échos.

– En tout cas, celui de Reims est bien là, nous l’avons vu dans l’exposition du musée des Beaux-Arts de décembre 2015 à février 2016.

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Arlequin plâtre – Exposition au Musée des Beaux-Arts de Reims

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L’Arlequin considéré comme un monument de Reims

 

Eugène Dupont nous indique en cette année 1880 que le 2 octobre, la Société des Amis des Arts a ouvert ses expositions et a offert aux regards des Rémois « les produits picturaux de 800 exposants. Véritable avalanche sur nos têtes ! »  Le chroniqueur salue les envois de peintres locaux et ajoute « Notre célèbre compatriote René de Saint-Marceaux offre à sa ville natale une reproduction en plâtre de son illustre ARLEQUIN et la Municipalité lui fait une chaleureuse réception à l’Hôtel de Ville , le 15 juillet, à l’occasion de sa nomination dans la Légion d’Honneur. Les Pompiers et les Tonneliers le réaccompagneront en musique … »

 

 

L’Arlequin, comme le Gisant de l’Abbé Miroy, s’est inscrit dans le patrimoine rémois au même titre que la Porte Mars, le Cirque ou la Cathédrale. Le Journal Illustré du 2 novembre 1884 consacre une page complète aux différents monuments ; un paragraphe présente chacun d’eux et c’est Eugène Morand qui décrit l’Arlequin : « Arlequin tient de la comédie italienne par le costume et de la comédie française par l’entrain et la gaieté … Il vient de la patrie du champagne, patrie d’un art nouveau, fringant et charmant, comme le vin doré qui pétille dans les coupes de cristal, et dont Reims fournit chaque année 15 millions de bouteilles aux viveurs délicats. »…

Affiche-champagne

 

La suite sera pour le prochain numéro, avec les modèles en marbre et en bronze, dont chacun a une histoire remarquable. J’avais à l’origine prévu de présenter un texte en deux parties mais le sujet m’entraîne. Au prochain et dernier numéro  donc, puisqu’il faut savoir s’arrêter !

 

Lucette Turbet

présidente de l’association Saint-Marceaux