A peine détachées des mains du sculpteur, certaines œuvres semblent poursuivre un destin personnel, inattendu, bizarre, énigmatique.
L’histoire de l’ARLEQUIN de René de Saint-Marceaux est un exemple de ces chemins tortueux que peut prendre une statue indépendamment de la volonté de son concepteur.
Première apparition publique : DÉBAT, SCANDALE !
On voit l’Arlequin en public au Salon de 1880.
C’est un plâtre de 1,74 m, dont la blancheur est maculée de produits noirâtres.
– D’où viennent ces traces ?
– Ce sont des restes de produits de fonderie.
– Pourquoi ne les a-t-on pas nettoyés ?
– Parce qu’on n’a pas eu le temps.
– Mais c’est se moquer du monde !
– Une partie des visiteurs du Salon a été scandalisée, en effet.
– Et les autres ?
– Ils ont trouvé cette audace révolutionnaire.
– Mais la statue est en plâtre ! Pourquoi n’est-ce pas un bronze puisqu’il sort d’une fonderie ?
– Parce que Saint-Marceaux voulait présenter le bronze moulé sur ce plâtre. Il a donc confié son plâtre
____à la maison Thiébaut de Paris qui devait lui livrer une statue en bronze.
– Et alors ?
– L’artisan fondeur a recommencé plusieurs fois le moulage et l’a raté ! Saint-Marceaux était furieux et tout
____est retourné au fourneau.
– Pourtant la maison Thiébaut était une des plus renommées à l’époque ! Il était peut-être trop exigeant ?
– Oui, mais c’était son caractère : Saint-Marceaux était aussi exigeant avec lui-même qu’avec les autres.
– Exigeant ? Et il montre un essai avorté au public du Salon ?
– Saint-Marceaux était excédé par les tentatives de fonte et il a tenté sa chance. Il a bien fait puisque le scandale des puristes du Salon a été balayé par l’engouement
____du grand public et de certains membres du jury. Le personnage bien campé sur ses deux jambes, la batte à la main, le sourire ironique sous le masque a séduit et
____toutes les femmes sont tombées sous le charme. Un critique parle « d’arlequinisme tremens ».
L’avant-Arlequin : comment cette idée est-elle née ?
Après ses études, René de Saint-Marceaux part en Italie, destination de prédilection de tous les artistes, en octobre 1868; il visite quelques villes , s’attache à Florence et rentre début 1869, ébloui par Michel-Ange. « … ce sensitif, ce nerveux, fut violemment impressionné par l’œuvre colossale du Titan dont le génie ne semblait devoir féconder que l’âme d’un Rodin et qui, pourtant, secoua fortement les facultés imaginatives d’un Saint-Marceaux comme d’un Paul Dubois » . C’est Léonce Bénédite, conservateur du musée national du Luxembourg, qui présente ainsi le sculpteur en 1922 dans la préface à l’exposition rétrospective de Saint-Marceaux.
L’esquisse
Dès son retour à Paris, le jeune René commence la figure de l’ARLEQUIN « dont l’idée lui était venue à Rome « , selon le témoignage de sa mère.
Selon L. Bénédite, « le sujet classique que lui avait inspiré la Ville Éternelle, était tout simplement un Arlequin… Le choc de l’Italie et des maîtres lui avait donné l’idée d’une fine et nerveuse étude de la vie ! » Et le conservateur du musée du Luxembourg établit un parallèle entre cette idée et celle rapportée également d’Italie par Rodin : L’Age d’Airain .
La statue est bien avancée quand Saint-Marceaux est la proie de douloureuses crises de rhumatismes articulaires. Il laisse son Arlequin, couvert de linges imbibés d’eau, et passe l’hiver 69/70 au lit à Reims, chez ses parents. Puis c’est la déclaration de guerre, l’occupation prussienne, la mort de l’Abbé Miroy – cf. article précédent.
Une parenthèse de dix ans
Soigné, René de Saint-Marceaux peut rentrer à Paris en octobre 71.
Il essaie de reprendre sa figure d’arlequin mais la glaise humidifiée pendant deux ans s’écroule dès qu’il veut y toucher. On lui propose de faire un monument pour l’Abbé Miroy. Il accepte, exécute un gisant, repart pour Florence, y séjourne deux ans, revient à Paris pour se mettre au Génie gardant le secret de la tombe qu’il avait commencé à Florence mais qui n’a pu faire le voyage de retour. Exposé au Salon de 1879, le Génie… obtient la première médaille de sculpture et la médaille d’honneur de l’ensemble des sections gravure, peinture et sculpture réunies.
La statue de bronze ratée
C’est alors que R. de Saint-Marceaux se remet à la figure de l’Arlequin après cette longue parenthèse d’une dizaine d’années : il veut en faire un bronze fondu à la cire perdue, technique qu’il essaie de retrouver , de sortir de l’oubli où elle est tombée en France. D’autres tâtonnent également dans cette même recherche : Dalou, Barrias, Paul Dubois; comme ces maîtres, Saint-Marceaux expérimente. Mais pour le Salon de 1880, la fonte , recommencée plusieurs fois, a été manquée et c’est le plâtre tel quel, maculé par l’atelier de fonderie, que le sculpteur expose. Quelle révolution! Quel scandale! Montrer au public cet arlequin sale, inachevé! Pourquoi certains critiques qui vont si fort encenser Rodin ne crient-ils pas au génie? Pourquoi ne diront-ils pas que le grand Rodin a suivi les traces de René de Saint-Marceaux? Il ne faut pas être en avance sur les goûts de son époque…
Le plâtre original du Salon 1880
Le fait est que, malgré les circonstances défavorables à l’artiste et à sa statue, l’ARLEQUIN plait tel qu’il se présente et il suscite l’engouement du public ; à quelques réserves près, le jury l’apprécie également.
Il va plaire tellement qu’il sera copié à tour de bras comme le Chanteur florentin du maître et ami champenois Paul Dubois ou la Diane courant d’Alexandre Falguière, compagnon d’apprentissage du jeune René dans l’atelier de François Jouffroy.
L’article suivant sera consacré aux copies en toutes dimensions de ce personnage de la comedia del Arte, au modèle en marbre, pièce unique réalisée à la demande de Mme Veuve Pommery et au bronze original, enfin réussi. A bientôt!
Lucette Turbet
présidente de l’association René de Saint-Marceaux